Réflexion

Du sacrifice à l’équilibre : la nouvelle vision de l’effort dans nos vies

Ai-je perdu le goût de l’effort ?
C’est une question qui me hante ces derniers temps. Et vous, vous êtes-vous déjà demandé si votre flamme intérieure pour le travail, votre capacité à vous dépasser, s’était un peu éteinte ? Moi, qui  enchaînais les nuits blanches, les week-ends à travailler sans relâche, je me sens aujourd’hui vidée, incapable de retrouver cette motivation qui me poussait autrefois à me surpasser.

Le travail a toujours occupé une place centrale dans ma vie, il était une boussole, un repère. Mais voilà, ce moteur semble s’être grippé. Que s’est-il passé ? Est-ce cette fameuse « épidémie de la flemme » qu’on évoque depuis le Covid ? Ou bien, après m’être trop investie pour des résultats souvent décevants, suis-je en quête de cet équilibre insaisissable entre vie professionnelle et personnelle ?

Et puis, il y a cette culpabilité sourde, ce poids d’avoir relâché la pression, d’être moins engagée qu’avant. Mes valeurs ont-elles changé, ou est-ce ma vision du monde et de ma place en lui qui évolue ? Comment accepter ce nouvel état d’esprit sans renier celle que j’ai été ?

Le travail, c’est la santé »… Vraiment ?

J’ai grandi avec cet adage gravé dans mon esprit, bercé par l’idée que la vie est dure et qu’elle obéit au principe de réalité. Mes parents m’ont inculqué très tôt le sens de l’effort, convaincus que cette qualité, loin d’être innée, devait se cultiver au quotidien. Selon eux, l’être humain est naturellement attiré par le plaisir immédiat, et si l’on n’est pas habitué dès l’enfance à affronter le difficile, le frustrant, voire le déplaisant, notre capacité à persévérer et à combattre les épreuves s’en trouve diminuée.

J’ai intégré ces idées profondément, presque viscéralement, au point de m’épuiser à la tâche pour rester fidèle à ces principes. Mais aujourd’hui, je vois ces fondations vaciller. Ces valeurs, autrefois indiscutables à mes yeux, semblent désormais perdre de leur sens. Et visiblement, je ne suis pas la seule.

Comme l’explique Jérémie Pelletier, directeur de recherche à la fondation Jean Jaurès, « c’est un phénomène qui touche l’ensemble de nos sociétés ». Une étude publiée en 2022 en collaboration avec l’IFOP, intitulée « Les Français, l’effort et la fatigue », met en lumière cette mutation profonde de notre rapport à l’effort.

Bien que mon propre désengagement envers mon ancien travail ait émergé bien après la crise sanitaire, j’ai été frappée par les échos entre l’analyse de cette étude et mon propre vécu. Aujourd’hui, j’occupe un poste bien plus respectueux de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, en adéquation avec mes nouvelles aspirations. Alors, comment en sommes nous arrivés là ? Et surtout, qu’est-ce que cela dit de notre rapport à l’effort ?

Souffrir pour réussir

L’idée tant répandue qu’ « il faut souffrir pour réussir » ne fait plus consensus dans notre société. Selon l’étude, 51 % des Français y adhèrent encore, tandis que 49 % la rejettent. Ce quasi-équilibre révèle un basculement profond : un changement de référentiel et de philosophie. La vision sacrificielle du travail et de l’effort, autrefois perçue comme une condition incontournable de la réussite, perd peu à peu de son emprise. Désormais, la quête de succès s’affranchit du principe de douleur et laisse place à une approche plus équilibrée, centrée sur le bien-être et le sens.

L’effort : un investissement qui doit avoir du sens

L’effort n’est pas une fin en soi. C’est un investissement qui doit en valoir la peine. Chaque effort que nous entreprenons est évalué inconsciemment : quel bénéfice en tirerons nous ? Si le gain semble insuffisant, notre cerveau nous incite à économiser notre énergie. C’est pour cela qu’il est difficile de s’engager dans une tâche exigeante lorsque son impact semble flou ou incertain.

Pour mobiliser notre énergie, il faut que l’effort ait un sens. Quand on voit l’impact de notre travail, on est prêt à nous y engager pleinement. Mais si l’effort nous semble déconnecté de nos valeurs ou de nos aspirations, il devient une contrainte, un fardeau. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles tant de personnes se désengagent aujourd’hui : l’effort requis paraît dénué de sens.

Fini le tout-travail : un changement de paradigme

Auparavant, le travail était vu comme le socle de l’accomplissement personnel et de la réussite sociale. « Travailler dur pour réussir » était une règle de vie. Pourtant, ces dernières années, et particulièrement depuis la crise sanitaire, ce modèle a été remis en question.

Les confinements et l’explosion du télétravail ont agi comme un révélateur. Nous avons expérimenté un rythme de vie différent, avec plus de temps passé à la maison, plus d’opportunités de réflexion… et parfois, une prise de conscience : pourquoi accorder autant de place au travail, au détriment de ce qui compte vraiment ?

L’épuisement professionnel et l’instabilité émotionnel au travail favorisent également le besoin de revoir ses priorités au profit d’une meilleure santé mentale.

Toujours d’après l’étude, 61 % des Français préfèrent aujourd’hui gagner un peu moins d’argent mais disposer de plus de temps libre. Une tendance qui aurait semblé inconcevable il y a encore trente ans.

Le temps libre : un nouveau luxe ?

Alors pourquoi avons-nous aujourd’hui un tel besoin de temps libre ? Est-ce « l’épidémie de la flemme » qui nous a été inoculé ? Je ne pense pas ! Dans un monde où tout va vite, le temps libre est l’espace où l’on peut souffler, se recentrer et, enfin, déconnecter ! Exit les semaines surchargées et les agendas impossibles à boucler : aujourd’hui, on valorise les moments simples, les loisirs apaisants, les pauses bien méritées.

Que ce soit à travers une promenade en pleine nature, une soirée lecture ou une séance de yoga, chacun cherche à se recentrer sur des activités qui nourrissent l’esprit et apaisent le corps. Les modes de vie comme le « slow living » ou le cocooning, renforcés par les confinements, incarnent cette envie de ralentir et de profiter de l’instant présent.

La sphère privée, un refuge face à un monde incertain

Autre point important : le contexte politique, géopolitique et économique. Dans un monde marqué par les crises, les guerres et les incertitudes, la sphère privée s’est imposée comme un refuge. Foyer, famille, moments passés entre proches : tout cela est devenu essentiel pour beaucoup d’entre nous. Nous ressentons le besoin de retrouver un univers sécurisant et harmonieux.

Effort et ambition : un tandem qui vacille

Pour autant, cette évolution signifie-t-elle nécessairement un recul de l’ambition ? Pas si sûr ! Si le rapport à l’effort a changé, c’est peut-être parce que notre définition de la réussite et des moyens d’y parvenir a, elle aussi, évolué.

Historiquement, effort et ambition étaient indissociables. L’effort représentait le chemin à emprunter, et l’ambition, l’objectif à atteindre. Ce dicton bien connu, « Pas de pain sans peine », traduisait une croyance profonde : pour réussir, il fallait travailler dur, surmonter les obstacles, persévérer face à l’adversité.

Or, aujourd’hui, cette équation semble moins évidente. Les jeunes générations, souvent accusées de manquer de goût pour l’effort, ne rejettent pas l’ambition en tant que telle, mais elles redéfinissent ce que cela signifie. L’ambition ne consiste plus à sacrifier sa vie personnelle ou son bien-être sur l’autel de la performance professionnelle. Désormais, elle se conjugue différemment, avec des valeurs comme l’équilibre, la créativité et la quête de sens.

Une ambition qui se transforme

Alors, sommes-nous moins ambitieux parce que nous ne sommes plus prêts à nous tuer à la tâche ? Pas forcément. En réalité, l’ambition ne disparaît pas, elle se réinvente. Là où elle était autrefois mesurée en termes de carrière, de revenus ou de statut social, elle s’élargit aujourd’hui à d’autres sphères.

De plus en plus de personnes cherchent à s’accomplir dans des projets qui privilégient le bien-être collectif, l’épanouissement personnel ou encore la contribution à des causes sociales et environnementales. Cette nouvelle ambition s’exprime par exemple à travers des reconversions professionnelles, la recherche d’une vie plus simple mais riche de sens, ou encore la création de projets entrepreneuriaux innovants.

Effort vs stratégie : un nouvel équilibre

Dans une société où l’efficacité et l’innovation priment, le rapport à l’effort évolue. Ce n’est plus le nombre d’heures passées au bureau ou la quantité d’énergie déployée qui importent, mais la capacité à optimiser, à travailler intelligemment. Le « travailler plus pour gagner plus » s’efface au profit de « travailler mieux pour vivre mieux ».

Ainsi, il ne s’agit pas tant de renoncer à l’effort que de le redéployer. Là où l’effort était synonyme de dur labeur et de sacrifice, il devient aujourd’hui une question de stratégie : comment atteindre mes objectifs tout en respectant mes valeurs et mon équilibre de vie ?

L’ambition, une force qui perdure

Au fond, la véritable question n’est pas de savoir si nous sommes moins ambitieux, mais plutôt de reconnaître que l’ambition a changé de visage. Elle est moins brutale, plus fluide, et s’inscrit dans une quête de qualité plutôt que de quantité.

Peut-être sommes-nous en train de prouver que l’on peut aspirer à de grandes choses sans forcément en payer un prix exorbitant en termes de santé ou de bien-être. Et si cette nouvelle forme d’ambition n’était pas une faiblesse, mais une force, adaptée aux défis d’un monde en mutation ?

Vers une nouvelle définition de l’effort

Revenons, pour finir,  à notre question initiale…A-t-on véritablement perdu le goût de l’effort ? Je ne pense pas ! Nous avons juste besoin, aujourd’hui, de redéfinir ce concept. Redonner un sens à l’effort, c’est réinventer sa place dans nos vies. Loin de l’idée sacrificielle, l’effort devient un choix, aligné avec ce qui nous est cher. Il ne s’agit plus de se sacrifier pour des objectifs extérieurs, mais de dépenser son énergie là où elle peut et de manière intelligente.

L’effort ne doit pas être un fardeau, mais un investissement conscient. Il doit être mis au service de ce qui nous donne du sens, de ce qui nous fait grandir. C’est ainsi que nous pourrons respecter nos limites tout en poursuivant nos rêves et ambitions. Un équilibre subtil, mais essentiel, pour avancer sereinement vers l’avenir.